Un article d’Alexandra Turpin, AEF, paru avec leur aimable autorisation.
Pour en savoir plus sur le rapport
« Qu’on l’appelle RSA jeunes, Garantie jeunes universelle, cela n’a aucune importance mais il faut mieux prendre en compte la situation des jeunes [en difficulté], qu’ils évitent d’accepter des boulots dégradants », affirme Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Il commente la dernière édition du rapport sur les inégalités, rendue publique mercredi 2 juin 2021, codirigée avec Anne Brunner, directrice d’études à l’Observatoire (1).
Louis Maurin appelle à agir pour que les jeunes ne soient plus obligés de « pédaler pour trois euros de l’heure pour livrer de la nourriture », alors qu’il ne le souhaiterait pas pour ses enfants. « Un minimum ne résoudrait pas tout mais il y a une urgence sociale », estime le directeur. Il souligne aussi la question de l’accompagnement.
Perdre un contrat précaire
Les plus touchés en termes de revenus par les conséquences de la crise sanitaire sont les jeunes actifs qui ont perdu un contrat précaire et n’avaient pas assez cotisé pour avoir droit à des indemnités-chômage.
Louis Maurin demande un débat sur le montant pour permettre un minimum de dignité. « 500 euros est-ce suffisant ? Et qui n’y a pas droit ? », interroge-t-il. Sur les jeunes, il estimait auparavant qu’environ 400 000 jeunes auraient besoin d’un soutien financier, peut-être un peu plus aujourd’hui. Au niveau budgétaire, « c’est presque l’épaisseur du trait », insiste-t-il. Selon le directeur, cela représente 4 milliards pour un revenu jeune et 8 ou 9 milliards d’euros pour un « minima moins indigne, plus proche du revenu médian ». Il compare ces sommes aux 18 milliards de suppression de la taxe d’habitation.
Jeunes : la situation s’est dégradée depuis 15 ans
En outre, la situation des jeunes était déjà compliquée avant la pandémie. « La pauvreté touche en particulier et de plus en plus les jeunes adultes, les 18/29 ans », remarque Anne Brunner. Le taux de pauvreté des 18-29 ans est passé de 8,2 % en 2002 à 12,5 % en 2018, une progression de plus de 50 %. « Les jeunes adultes constituent la tranche d’âge où le risque d’être pauvre est le plus grand, et pour qui la situation s’est le plus dégradée en quinze ans », poursuit la directrice d’études.
Près d’un jeune actif sur cinq (18,4 %) âgé de 20 à 24 ans était sans emploi en 2019, ainsi que 11,4 % des 25-29 ans selon l’Insee. À eux seuls, les moins de 30 ans représentent 36,5 % des chômeurs. Le taux d’emploi précaire des 15-24 ans qui travaillent est passé de 17,3 % à 52,7 % entre 1982 et 2019, selon l’Insee. En outre, sur les 660 000 jeunes sortant de formation initiale par an, environ 50 000 quittent le système éducatif sans aucun diplôme, 96 000 avec au mieux le brevet de fin de troisième. « Ils ne peuvent pas, de fait, prétendre à des emplois qualifiés, et la faiblesse du dispositif français de formation professionnelle continue leur ouvre peu de portes pour l’avenir », estime le rapport.
« Pas d’explosion des inégalités »
Sur les conséquences de la crise, le directeur appelle à rester modeste, peu de données étant disponibles. Il met aussi en garde contre les conclusions hâtives. « On redécouvre les inégalités et tout explose, dans un grand mélange où on met ensemble les inégalités face à la mort et les inégalités sur une pièce dédiée pour télétravailler », poursuit le directeur.
« Il n’y a pas eu d’explosion des inégalités en partie dû au fait de la qualité de notre modèle social », poursuit Louis Maurin. « Notre modèle social, on peut le critiquer, mais c’est un bon modèle social. On a laissé filer la dépense publique. Imaginez qu’on ait arrêté de payer les salariés au chômage partiel. Le ‘quoi qu’il en coûte’ a permis d’amortir très largement le choc », se félicite-t-il. Néanmoins, la période a révélé des inégalités qui préexistaient. Comme le fait que les aides-soignants ou les caissiers soient mal payés.
Dans le camp des perdants en termes de revenus, on trouve les salariés passés par la case du chômage partiel. Au plus fort de la crise, celui-ci a concerné près de dix millions de personnes sur un total de 24 millions de salariés, soit tout de même 40 % d’entre eux. Les conséquences concernent aussi les salariés qui ont perdu leur emploi ou les indépendants qui ont vu leur activité s’arrêter.
Difficile d’analyser les chiffres du chômage
Au total, le nombre de chômeurs a progressé d’un peu moins de 270 000 au cours de l’année 2020 selon Pôle emploi. « Mais cela ne veut pas dire grand-chose », insiste le directeur de l’Observatoire. Dans les chiffres de Pôle emploi, manquent les personnes qui savent qu’ils n’ont aucune indemnisation à recevoir, en particulier les jeunes qui arrivent sur le marché du travail. Pour être comptabilisé comme chômeur par l’Insee, il faut effectuer des démarches de recherche d’emploi ce qui est compliqué par le confinement.
« Que sont devenus les 650 000 jeunes sortis en juin et entrés sur le marché du travail en septembre ? Ceux qui sont sortis en 2019 n’avaient pas trouvé d’emploi en mars ? Il risque d’y avoir un embouteillage, même s’il y a des embauches », remarque le directeur. L’Observatoire note qu’il est aussi difficile de mesurer le déclassement lié au chômage, des personnes qui sont passées de catégorie « moyenne à populaire ou d’aisé à moyenne ». Il est aussi complexe d’évaluer les conséquences sur la précarité. À court terme, la pandémie engendre une baisse de la précarité, le nombre de CDD et de contrats d’intérim ayant chuté.
RSA : 150 000 foyers de plus
« On ne connaît pas l’évolution du nombre de pauvres en France », affirme Louis Maurin. Sur l’année 2020, le nombre de foyers allocataires du RSA a augmenté de 150 000, soit 300 000 personnes. « Une partie était déjà pauvre. On ne connaît pas la situation des jeunes, de ceux qui sont rentrés chez leurs parents, qui vivent de la solidarité privée. On ne sait pas dire ce qui se passe chez les indépendants, les intermittents », ajoute-t-il.
Le directeur réagit aux chiffres avancés par certaines organisations d’un million de pauvres supplémentaires. « C’est de la communication. C’est l’équivalent d’une fake news », poursuit-il. Il met aussi en garde contre des effets statistiques. La pauvreté est calculée par rapport au niveau de vie médian. « En 2012, le niveau de vie médian a baissé, ce qui a fait baisser le nombre de pauvres », rappelle-t-il. Sans que cela soit une bonne nouvelle.
En revanche, il existe un « grand contraste » avec les classes aisées qui épargnent. « On a massivement financé les classes moyennes et aisées », remarque Louis Maurin. Il appelle les « protégés » à ne pas oublier qu’ils ont, eux aussi, bénéficié du soutien de l’État : « Il y a des gens qui ne travaillaient plus et qui ont été payés. »
« Très vite revenu au monde d’avant »
Selon le directeur, « l’heure de l’addition va venir ». « Un jour on va payer pour les conséquences et la meilleure façon d’amortir n’est pas de cibler une frange d’ultra-riches », estime le directeur. Il critique les discours visant uniquement les 1 % les plus riches car ils masquent, selon lui, la nécessité de mettre à contribution plus largement les classes aisées.
« On est très vite revenu au monde d’avant, modulo quelques discours sur les services publics », explique le directeur. Il cite ainsi les mesures d’allègement des donations fiscales ou la réforme de l’assurance chômage qui « va dans le sens de l’insécurité sociale ».
Les inégalités de revenu augmentent
Plus généralement et sur les chiffres d’avant la crise, l’Observatoire note que les inégalités de revenu augmentent depuis le début des années 2000, malgré une phase de baisse en 2011-2012 et avec une remontée depuis 2016. « Sur 20 ans, la hausse est nette mais ce n’est pas une explosion », précise Anne Brunner.
Sur la base d’un niveau de ressources inférieur à 50 % du revenu médian, 8 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et la pauvreté s’étend. Le taux de pauvreté a augmenté de 7,7 % en 2009 à 8,2 % en 2019, soit une hausse de 0,5 point en dix ans, ce qui représente près de 500 000 personnes supplémentaires. Selon les derniers chiffres de l’Insee qui retient dans ses calculs un niveau de ressources inférieur à 60 % du revenu médian, le taux de pauvreté en France est de 14,7%, soit 9,3 millions de personnes concernées.
« Le mal emploi, c’est-à-dire le chômage ou l’emploi précaire, est inégal selon la catégorie », rappelle Anne Brunner. Le taux de chômage des ouvriers non qualifiés est cinq fois plus élevé que celui des cadres supérieurs. Une personne sur quatre était en situation de « mal emploi » à la veille de la crise sanitaire, c’est-à-dire sans emploi mais souhaitant travailler, ou bien en emploi, mais en contrat précaire.
Les inégalités en matière de pénibilité physique du travail sont « immenses », rappelle l’étude. Plus de 60 % des ouvriers ont un travail pénible physiquement, dix fois plus que les cadres supérieurs. Plus de 65 % des ouvriers respirent des fumées ou des poussières (contre moins de 10 % des cadres), et plus d’un sur deux travaille au contact de produits dangereux. Un ouvrier sur six est victime d’au moins un accident du travail chaque année, un risque quatre fois plus élevé que chez les cadres supérieurs.
Handicap : un manque de données « scandaleux »
Le rapport comporte un focus sur les personnes handicapées. Un quart des moins de 60 ans en situation de handicap vit avec moins de 1 000 euros. C’est deux fois plus que pour les autres populations. Louis Maurin juge que le manque de disponibilités des données sur le handicap est « scandaleux ». Dans certains domaines, les dernières données datent de 2008.
(1) Il s’agit de la huitième édition d’un rapport publié tous les deux ans. L’Observatoire des inégalités est un organisme indépendant, financé par des donateurs individuels et des partenaires. « L’objectif est de dresser un état des lieux dans tous les domaines, de réunir les données chiffrées, pour ne pas les réserver à un débat d’experts », résume Anne Brunner.